jeudi 21 février 2013

Khalil Gibran Le monde parfait



Dieu des âmes perdues, toi qui es perdu parmi les dieux, écoute-moi :
Toi, noble Destin, qui veille sur nous, esprits fous et égarés, écoute-moi :
Je vis au milieu d’une race parfaite, moi le plus imparfait.
Moi, chaos humain, nébuleuse d’éléments confus, je chemine, dans des mondes achevés, parmi des gens dont les lois sont dont les lois sont complètes et la discipline intègre, dont les pensées sont classifiées, les rêves ordonnés et les visions inscrites sur des registres.
Leurs vertus, ô Dieu, sont mesurées : leurs péchés pesés et même les innombrables bagatelles qui traversent le sombre crépuscule et qui ne sont ni péchés ni vertus sont enregistrées et cataloguées.
Ici, les jours et les nuits sont partagés selon la conduite des gens et sont régis par des règles d’une exactitude irréprochable.
Manger, boire, dormir, couvrir sa nudité et puis endurer l’ennui et faire toute chose en son temps.
Travailler, jouer, chanter, danser et puis se reposer paisiblement quand sonne l’heure.
Penser ceci, sentir cela profondément et puis cesser de penser et de sentir lorsqu’une étoile quelconque s’élève à l’horizon lointain.
Voler un voisin avec un sourire, accorder des présents avec un geste gracieux de la main, louer avec prudence, blâmer avec précaution, détruire une âme avec une parole, brûler un corps avec un souffle et puis se laver les mains quand le travail du jour est ainsi accompli.
Aimer selon un ordre établi, se divertir soi-même selon une méthode préconçue, adorer les dieux comme il se doit, intriguer les démons avec astuce et puis tout oublier comme si la mémoire était anéantie.
Avoir des caprices avec raison, méditer avec considération, délecter doucement le bonheur, souffrir noblement et puis vider sa coupe de sorte que le lendemain puisse la remplir de nouveau.
Toutes choses, ô Dieu, sont conçues avec prévoyance ; elles sont nées d’une façon délibérée, nourries avec exactitude et justesse, régies par des règles, dirigées par la raison et puis massacrées et enterrées selon une méthode déterminée ; et même leurs tombes silencieuses où repose l’âme humaine sont numérotées et marquées de signes.
C’est un monde parfait, un monde d’une excellence accomplie, un monde de prodiges suprêmes ; c’est le fruit le plus mûr dans le jardin de dieu, c’est le chef-d’œuvre de l’univers.
Mais pourquoi donc, ô Dieu, dois-je être ici, moi grain vert d’une passion inachevée, folle tempête qui ne cherche ni Orient ni Occident, fragment égaré d’une planète consumée ?
Pourquoi donc suis-je ici ô Dieu des âmes perdues, toi qui es perdu parmi les dieux.

Khalil Gibran  Le Fou

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