Arrivé depuis peu à Hong-Kong, où il était venu prendre la direction du Secours catholique, Mgr Romaniello parcourait l’immense zone affectée aux réfugiés dans cette ville surpeuplée. Il était d’humeur sombre.
Près de 100 000 personnes affluent chaque année à Hong-Kong, risquant leur vie pour fuir la Chine communiste. Affamés, sans amis, ils s’abritent dans de misérables huttes et des baraquements délabrés, fouilles les tas d’ordures pour en tirer quelques rogatons. S’ils parviennent à tenir deux ou trois mois, ces Chinois ingénieux, acharnés au travail, finissent par trouver le moyen de gagner leur vie.
« Certes, songeait le missionnaire, leurs tribulations témoignent éloquemment du désir de liberté qui anime l’homme. C’est un privilège d’être ici pour les aider, mais comment faire ? »
Il eut une moue de dépit. Quelques jours auparavant, il avait vu des cargos décharger des tonnes de farine de blé, de lait en poudre et de farine de maïs, excédents agricoles envoyés par le gouvernement américain à l’intention des réfugiés. Or ces denrées – on le lui avait dit- finissaient en majeure partie au marché noir. Non que les réfugiés fussent malhonnêtes, mais ils ne savaient absolument pas faire cuire ces aliments inconnus et les échangeaient contre du riz.
Comprenez la situation, expliquait un père de cinq enfants. Nous vivons sous un bout de tente planté sur le trottoir. Nous n’avons qu’une petite marmite et un fourneau minuscule. Le soir, on rentre tard, on est fatigué, on a faim. Pas question de se mettre à préparer un repas de luxe avec des produits qu'on ne connaît pas, même si on nous fournit les recettes. Alors on les vend au marché noir. Bien sûr, on se fait voler, mais un petit quelque chose à manger, c’est mieux que rien.
« Aucun doute, pensait Mgr Romaniello, il doit exister un moyen d’empêcher que ces vivres ne soient gaspillées pendant que de braves gens meurent de faim. »
Il se mit à égrener son chapelet, priant silencieusement pour obtenir la solution du problème. A ce moment passa une petite Chinoise en guenilles, au visage hâve, portant dans ses bras décharnés un sac de farine provenant des services de secours.
Désireux de constater par lui-même ce qu’elle allait en faire, il revint sur ses pas et la suivit. Elle entra dans une boulangerie, tendit le sac au patron.
-Pourquoi apportes-tu cette farine au boulanger ? demanda le missionnaire.
-Pour l’échanger contre des pâtes. Pour cinq livres de farine, j’ai une livre de pâtes.
Elle sourit fièrement : « Mes parents rentrent tard le soir, alors c’est moi qui fais la cuisine pour toute la famille. Les nouilles, c’est facile à préparer. Avec des légumes, ça fait un très bon plat.
Des pâtes... était-ce la réponse à sa prière ? les pâtes se conservent facilement et les Chinois en sont friands : pourquoi ne pas en fabriquer avec les denrées envoyées par le Etats-Unis ?
Le prêtre poursuivit sa marche.
Les idées se pressaient dans sa tête. Il passa devant une hutte et vit à l’intérieur un Chinois qui tournait la manivelle d’un appareil primitif : il l’observa quelques instant : l’homme fabriquait des nouilles...
L’opération paraissait très simple. Une pâte – mélange de farine et d’eau – versée dans une sorte de trémie, était pressé à travers une fente située à la partie inférieure de l’appareil : elle en sortait sous forme d’une mince feuille qu’une série de lames coupaient en longs rubans. Muni d‘une paire de ciseaux, un aide fractionnait ces rubans en morceaux de 1 mètre de long ; puis il les suspendait sur une corde à linge pour les faire sécher. Le prêtre se documenta sur l’opération.
-Je peux en faire 25 kilo par jour, dit l’homme, quand il y a du soleil, évidemment.
Quant aux ingrédients dont disposait le prêtre : farine de blé, lait, farine de maïs, l’homme hocha la tête : non, il n’avait jamais entendu parler de cette formule.
Mgr Romaniello alla trouver le Père McKiernan, professeur à Hong-Kong
-Fabriquer des pâtes ? Pourquoi pas ? dit ce dernier. Nous avons derrière l’école l’emplacement rêvé pour installer un atelier. Seulement, ce qu’il nous faut d’abord, c’est trouver une machine et ensuite apprendre à nous en servir.
Aucun des deux hommes n’était spécialement compétent dans le domaine de la mécanique. mais ils regardèrent pendant plusieurs jours l’ouvrier chinois tourner sa manivelle et débiter ses nouilles, et diverses améliorations leur vinrent à l’esprit, dont certaines furent accueillies par les Chinois avec force hochements de tête. Au bout d’un mois, ils avaient dessiné un projet et s’assuraient le concours d’ouvriers capables de construire un prototype.
Cela demanda un certain temps, que Mgr Romaniello mit à profit pour s’attaquer au problème majeur ; dans quelles proportions mélanger la farine, le lait, la farine de maïs pour obtenir une pâte qui donne, une fois sèche, des nouilles consistantes ? Il se souvint que le Père Trube, un autre prêtre résidant à Hong Kong, jouissait d’une certaine réputation de cuisinier amateur. Il alla lui demander aide et assistance.
Jour après jour, pendant six semaines, le Père Trube mélangea les trois ingrédients selon des combinaisons diverses ; finalement, il découvrit la bonne formule : 5% de lait, 20% de farine de maïs tamisée et 75% de farine de blé. De la trémie sortir, en feuilles souples, une pâte parfaite que les lames coupèrent en lanières. Il s’empressa de communiquer la bonne nouvelle à son compagnon, et les deux prêtres coupèrent les feuilles en rubans de 1,80 m qu'ils mirent à sécher. Ils ne purent s’arracher au petit laboratoire que quand la pâte fut sèche et les longues lanières découpées en fragments de 30 centimètres. Alors, brandissant triomphalement le produit obtenu, ils firent le tour de la maison en s’écriant : « Des pâtes, pour des millions d’affamés ! »
Ils portèrent le tout premier sac à l’ouvrier qui les avait aidés, firent cuire une grosse poignée de nouilles et lui en donnèrent un plein bol. L’homme les dégusta lentement, gravement, presque une à une, le visage impassible. Quand le bol fut vide, il le leur tendit :
-Très bon, dit-il. J’en reprendrais bien un peu.
Tous ces préliminaires se déroulèrent au cours de l’été 1957. En octobre, les premières machines fonctionnant à l’électricité tournaient, fabriquant 225 kilo de pâtes par jour, que l’on empaquetait ensuite en sacs de 5 livres.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre parmi les réfugiés. A peine fabriquées, les nouilles étaient happées par des mains avides. C’était quelque chose de nourrissant, que es Chinois savaient préparer, quelque chose qui leur était familier et qu'ils aimaient.
-Et nous n’avons plus l’humiliation d’avoir à échanger nos produits au marché noir. C’est un cadeau merveilleux.
Dans le cadre du plan américain d’aide aux réfugiés d’Extrême-Orient fut prévu le financement de 6 autres usines à Hong-Kong ; la municipalité fit don des terrains, les fonderies Yoe On Hong offrirent toutes les ressources de leur équipement pour fabriquer des machines plus puissantes encore.
Vers la fin de l’année 1959, 10 usines comptant chacune neuf machines, fonctionnaient à Hong-Kong. Elles produisent 3 175 kilo de pâtes par jour, de quoi nourrir des milliers de réfugiés. Et de nouvelles machines ne cessent d’être mises en service. A l’automne dernier, le gouvernement américain affectait un crédit de 40 000 dollars à l’achat de huit nouvelles machines destinées à divers organismes privés de bienfaisance.
L’idée à fait tache d’huile dans tout l’Extrême-Orient. De Hong Kong, des spécimens de machines ont été expédiées en Corée, au Sud Viet-nam, à Macao, à Formose. Le Secours catholique de Manille a fait l’acquisition d’une machine allemande et distribue des pâtes à tous les nécessiteux de la ville. A Singapour, des organismes privés tentent l’expérience de confier aux boulangers le soin de fabriquer des pâtes avec les denrées destinées aux réfugiés.
Voilà comment grâce à l’obstination de Mgr Romaniello aidé d’autres prêtres, la population chinoise réfugiée à Hong Kong a pu se nourrir décemment.
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