jeudi 17 janvier 2013

Khalil Gibran :La mer la plus grande



Mon âme et moi, nous allâmes à la grande mer pour nous baigner. Arrivés au rivage, nous nous mîmes à la recherche d’un endroit caché et isolé.
Mais, en marchant, nous vîmes un homme assis sur un rocher gris, tenant un sac et jetant dans la mer des pincées de sel.
« C’est le pessimiste, dit mon âme ; quittons cet endroit ; nous ne pouvons pas nous baigner ici. »
Nous continuâmes à marcher jusqu’à ce que nous atteignîmes un bras de mer. Là, nous vîmes, debout sur un rocher blanc, un homme tenant une boîte endiamantée de laquelle il prenait du sucre et le jetait dans la mer. « Et celui-ci est l’optimiste, dit mon âme ; et lui non plus ne doit pas voir nos corps nus. »
Nous poursuivîmes notre marche ; sur une plage nous vîmes un homme ramasser des poissons morts et les remettre à l’eau avec tendresse.
« Nous ne pouvons nous baigner devant lui, dit mon âme, c’est le philanthrope plein d’humanité. »
Et nous passâmes notre chemin.
Nous atteignîmes alors un endroit où un homme traçait son ombre sur le sable. De grandes vagues venaient l’effacer. Mais il la retraçait toujours de nouveau.
« C’est le mystique, dit mon âme ; quittons-le. »
Et nous poursuivîmes notre chemin jusqu’à une baie tranquille ; nous vîmes un homme ramasser l’écume à la pelle et la mettre dans une coupe d’albâtre.
« C’est l’idéaliste, dit mon âme, il ne mérite certes pas de voir notre nudité. »
Et de nouveau nous marchâmes. Soudain nous entendîmes une voix crier : « C’est la mer, c’est la profonde mer. C’est l’immense et puissante mer. » Arrivés à l’endroit d’où surgissait la voix, nous vîmes un homme tournant le dos à la mer et tenant une coquille à l’oreille pour écouter le murmure de la mer.
Et mon âme dit : « Passons notre chemine ; c’est le réaliste : il tourne le dos au tout qu’il ne eut saisir et se préoccupe de détails. »
Nous passâmes donc. Et parmi les rochers, dans un endroit plein de mauvaises herbes, nous vîmes un homme dont la tête était enfoncée dans le sable. Je dis alors à mon âme : « Nous pouvons nous baigner ici ; car il ne peut pas nous voir.
-Non, répondit mon âme, c’est le plus fatal de  tous. C’est le puritain. »
Une grande tristesse envahit alors la face de mon âme et en empreignit la voix.
« Allons-nous-en, dit-elle ; car il n’est pas d’endroit caché et isolé où nous pouvons nous baigner. Je ne laisserais pas le vent soulever ma chevelure dorée, ni l’air mettre à nu ma poitrine blanche, ni la lumière dévoiler ma nudité sacrée. »
Sur ce, nous quittâmes cette mer et nous partîmes à la recherche de la plus Grande Mer

Khalil Gibran  ""Le Fou"

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire