dimanche 13 janvier 2013

La nuit et le fou - Khalil Gibran



« Je suis comme toi, ô Nuit, sombre et nu ; je chemine sur le sentier flamboyant, qui est au-delà de mes rêves diurnes ; et là où mon pied touche terre, un chêne géant surgit.
- Non, tu n’es pas comme moi, ô Fou ; car tu te retournes encore pour voir combien grandes sont les traces de tes pieds sur le sable.
- Je suis comme toi ô Nuit, silencieux et profond, et dans le cœur de ma solitude repose une déesse en couches ; et en celui qui naîtra le Ciel s’unit à l’Enfer.
- Non, tu n’es pas comme moi, ô Fou ; car tu frémis encore devant la souffrance ; et le chant de l’abîme t’effraie.
- Je suis comme toi ô Nuit, sauvage et terrible ; car mes oreilles sont assourdies par les cris des nations conquises et les soupirs pour des pays oubliés.
- Non, tu n’es pas comme moi, ô Fou ; car tu prends encore pour camarade ton moi-pygmée, alors qu’il t’est difficile d’être l’ami de ton moi-géant.
- Je suis comme toi, ô Nuit, cruel et redoutable ; car ma poitrine est illuminée par des bateaux brûlants dans la mer et mes lèvres sont trempées du sang de guerriers abattus.
-Non, tu n’es pas comme moi, ô Fou ; car tu es encore hanté par le désir d’une âme-sœur ; et tu n’es pas encore devenu ta propre loi.
- Je suis comme toi, ô Nuit, joyeux et heureux, car celui qui demeure sous mon toit est maintenant ivre de vin vierge ; et celle qui me poursuit, délecte à présent la joie de l’adultère.
- Non, tu n’es pas comme moi, ô Fou, car ton âme est enveloppée dans un voile à sept plis ; aussi n’es-tu pas encore à même de prendre ton cœur en main.
- Je suis comme toi, ô Nuit, patient et passionné ; car dans ma poitrine sont enterrés des milliers d’amoureux dans des linceuls de baisers flétris.
- Oui, Fou, es-tu comme moi ? Es-tu comme moi ? Peux-tu donc chevaucher sur la tempête come un coursier ou empoigner la foudre telle une épée ?
- Je suis comme toi, ô Nuit ; je suis comme toi, puissant et élevé ; car mon trône se dresse sur des tas de dieux déchus ; et devant moi passent les jours pour embrasser le bord de mes vêtements, mais sans jamais pouvoir contempler mon visage.
- Es-tu comme moi, enfant de mon cœur le plus sombre ? Peux-tu donc assumer mes pensées indomptables et parler mon langage illimité ?
- Oui, nous somme des frères jumeaux ô Nuit ; car tu révèles l’espace et moi je révèle mon âme. »

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